Les premiers films ont généralement ceci en commun, tous et quelle que soit leur nationalité : ils sont sincères, entiers, souvent faits avec les tripes d’un artiste qui ne sait pas s’il pourra un jour remettre le couvert. C’est pour cela que les premiers films sont fragiles et précieux, qu’ils soient brillants, maladroits ou carrément ratés. Eastern Plays fait partie de la première catégorie, sans le moindre doute. Tellement brillant, dans tous les sens du terme, qu’il nous éblouit, littéralement. Eastern Plays c’est l’histoire de deux frères, c’est l’histoire d’une ville bercée par une aube quasi permanente, c’est une histoire d’amour délicate et impossible, c’est le portrait d’une jeunesse, c’est bouleversant. Et le plus fort dans tout ça, c’est qu’Eastern Plays n’a rien d’un film noir et pessimiste, bien au contraire. Avec une sensibilité assez incroyable, le jeune bulgare Kamen Kalev livre un portrait de sa ville, Sofia, et parvient miraculeusement à échapper au cri de détresse social cloisonné à un seul pays pour élever le propos de son film vers l’universel. Certains cherchent une telle pureté pendant des années sans jamais l’approcher, il l’atteint au premier essai!
Eastern Plays c’est essentiellement les trajectoires de ces deux frères dont on ne sait pas grand chose (on ne sait même pas qu’ils sont frères dans les premières bobines). Itso, une sorte de loser qui ne sait pas trop où va sa vie, designer en dilettante et peu engagé dans ses relations, et Georgi, son jeune frère tout aussi paumé qui commence à flirter d’un peu trop près avec un groupuscule de néo-nazis. Assez éloignés, suite à la décision d’Itso, camé, de fuir sa famille, leurs destins vont se croiser et se téléscoper le temps d’une agression d’une violence inouïe. Les jeunes de la bande, dont Georgi, bon suiveur, décident de passer à tabac une famille turque, Itso va tenter de s’opposer, et le film de prendre son envol. Derrière ce discours pas très joyeux, où deux frères se retrouvent dans la violence d’un drame, se cache pourtant une sorte d’hymne à la vie pudique.
Le grand frère devient assez rapidement le point central du récit autour duquel vont évoluer tous les autres. Son petit frère qui entreprend sa rédemption difficile, sa famille qui ne lui pardonne pas ses excès passés, son ex-petite amie follement amoureuse et qu’il méprise, la famille turque et en particulier la belle Isil qui deviendra son issue de secours. Derrière son rythme vaporeux Eastern Plays développe des trésors d’intelligence. Et sans matraquer quoi que ce soit au niveau idéologique il propose un discours d’une justesse rare sur l’entrée dans le monde adulte, sur le racisme ordinaire, ou sur les blessures de la vie tout simplement. Kamen Kalev fait preuve d’une maîtrise surprenante dans la narration, comme dans la mise en scène, et parvient à imposer entre deux déambulations nocturnes une longue séance de psychanalyse sans que cela ne paraisse artificiel ou hors sujet. C’est qu’il a porté son film avec toute sa sensibilité, et notamment toute son amitié pour son acteur principal, décédé et à qui le film est dédié.
En bon photographe, Kamen Kalev signe un film d’une beauté plastique sidérante. Et ce en grande partie par le fait que la ville de Sofia, personnage prison à part entière est en majorité filmée dans ce laps de temps très court où tout semble arrêté dans une lumière surréaliste. Un peu comme Terrence Malick l’avait fait sur Les Mossions du ciel, en moins extrême, Eastern Plays est baigné de cette lumière de l’aube ou de l’aurore. Cela donne non seulement des couleurs magiques à l’écran mais transporte les personnages, tous interprétés par de brillants acteurs, dans une dimension qui dépasse de très loin le simple portrait social. C’est un grand premier film.